Conserver : une autre manière de cuisiner pour ne pas gaspiller

Conserver la nourriture semble être redevenu une source d’inspiration pour l’édition culinaire et le discours des chefs.

C’est peut-être un prolongement du fait-maison qui a tant occupé les propos de cuisines ces derniers temps, ou la mise en avant de techniques permettant de lutter contre le gaspillage. Sujet à la mode, certes, mais qui a toujours occupé une part importante de la pratique alimentaire des Français. Toutes les grandes et moyennes surfaces consacrent quelques mètres de rayons à des bocaux stérilisables et à des pots pour confitures. Pour les mieux fournis, sacs à jambon, bouchons de liège, entonnoirs, hachoirs, complètent la gamme. Ce matériel à disposition des consommateurs tout au long de l’année est bien une preuve que mettre en conserve, par-delà la mode, fait partie d’une manière de concevoir leur alimentation pour nombre de Français. De même, dans une enquête de l’Observatoire des Cuisines Populaires sur les placards en cuisine, 21% des photos de placards recueillies sont celles d’un placard réservé, ou en partie occupé, par des conserves maison (confit de canard, sauces tomates, fruits au sirop ou à l’alcool et surtout confitures). L’Étonnant Festin se devait de porter un regard pour comprendre, ou tout au moins suggérer des pistes de compréhension, sur ce que sont et ce que représentent les conserves alimentaires à la maison

Effectivement, si les éditeurs publient ou ré-éditent un certain nombre de livres plus ou moins consacrés aux conserves maison (voir ci-dessous bibliographie), et si de plus en plus de chefs réalisent, servent ou proposent à la vente des conserves maison tels que beurre, cornichons au vinaigre ou encore sauce tomate, ils représentent peut-être la partie visible d’une pratique culinaire bien plus répandue que nous ne le croyons

Mais que laisse entrevoir ce goût pour des systèmes de conservation des aliments que notre modernité et la facilité industrielle auraient dû réduire à l’état de souvenir ?

Quelles fonctions, alimentaires, symboliques, ou de goût, remplissent ces manières de remettre à plus tard la consommation de nos aliments? 

Observez la personne qui vous donne à goûter une confiture, des cornichons ou toutes autres conserves qu’elle a réalisées. Elle vous livre un peu d’elle-même. Bien sûr le « c’est moi qui l’ai fait » valorise le producteur, vous livrant une part de son intimité. Vous ne mangez pas seulement de la nourriture, mais bien le travail fourni pour réaliser cette conserve, la part de secret indispensable à sa fabrication, comme si vous partagiez un peu la formule magique, le savoir- faire de la méthode de conservation. D’ailleurs, ne posez-vous pas la question « Mais comment fais-tu ça ? », valorisant par votre intérêt le travail, la connaissance et le goût de l’autre, celui qui sait faire. A une époque où il est si facile de se procurer à manger, et où le fait d’offrir de la nourriture s’est banalisé, les conserves maison donnent la plus-value nécessaire pour valoriser un échange de nourriture. Échange de dons, entre celui qui livre une part d’intimité et celui qui reçoit, offrant sa confiance à celui qui a préparé. 

Tous ceux qui ont cultivé un bout de jardin potager ou ceux qui ont bénéficié de la générosité potagère d’un voisin ou d’un membre de la famille, connaissent cette capacité qu’ont les légumes à trop produire en une seule fois. Un rang de haricots verts, ou la dizaine de pieds de tomate, qui fournissent bien plus que ce que peut engloutir une famille. Conserver cette surproduction est un prolongement indispensable pour ne pas laisser se perdre, ne pas gaspiller cette abondance. Il faut conserver, en utilisant appertisation, dessiccation, mise en silo, lactofermentation, mise au vinaigre, dans l’alcool, au sel, toute cette abondance potagère et fruitière. C’est la base d’un anti-gaspillage bien géré. Cultiver, produire pour jeter est un non-sens insupportable. Se gaver de tomates n’a pas plus de sens, par contre, préserver ces tomates pour pouvoir en profiter quand leur saison sera finie, répond à une économie de la nourriture. Mais là encore, pourquoi investir du temps dans quelque chose que la performance technique de la distribution moderne permet d’affranchir ? N’est-il pas plus simple d’acheter des tomates produites en plein hiver ou de se procurer des boîtes de tomates offrant toutes les garanties de sécurité alimentaire. ?

Peut-être parce que ma façon de conserver donne un goût différent, mon goût, à ce que je consommerai plus tard. Ces conserves sont bien un acte culinaire pour plus tard. Pas seulement une réserve, mais bien une manière de mettre de côté ce que je sais aimer

D’ailleurs, nul besoin de cultiver son jardin pour faire des conserves. Les marchés de producteurs, ou même de primeurs et de revendeurs, offrent aussi une sur-abondance de produits pendant la «bonne» saison. Et pourquoi ne pas mettre en conserve pour les goûter plus tard et profiter de leur prix attractif dû à l’abondance de l’offre ? C’est le principe de la confiture d’abricots en pleine période de production. C’est d’ailleurs un geste simple de lutte contre un certain gaspillage, mais qui est rarement exprimé ainsi. Vous ne prenez pas les plus beaux abricots chez votre fournisseur, non, avec le plus aimable sourire vous demandez à bénéficier à prix réduit de ceux qui sont un peu tapés, pas forcément très beaux. C’est d’ailleurs ce qu’essaient de mettre en place les épiceries solidaires, en créant sur les Marchés d’Intérêt Nationaux (MIN) des ateliers de réinsertion visant à utiliser une partie des fruits et légumes récupérés pour réaliser des soupes et des jus de fruits. 

Une lutte contre le gaspillage, simplement inscrite dans une pratique alimentaire économe et pratique

Par-delà ces aspects que nous pourrions dire vertueux, il semble que les conserves, et c’est cela qui peut-être répond à une demande de l’édition, soient aussi devenues un loisir. Au même titre que la cuisine devient une activité ludique de temps en temps, faire un week-end de stage consacré à la réalisation de confit de canard en Périgord est devenu un loisir. Une parenthèse bienheureuse, où le gras n’est plus « mal », où l’on s’accorde à regarder la dépouille d’un canard non comme un cadavre mais comme une source de gourmandise et où chacun repart avec son pot de confit à la maison. Là où cette pratique de la conserve introduit une nouvelle donnée, c’est qu’elle n’a plus fonction de préserver, de mettre en réserve pour avoir à manger plus tard, mais bien de passer un bon moment dans un espace temps folklorisé du passé. D’ailleurs, bien souvent le “stagiaire confit de canard” n’attend pas pour consommer sa conserve. Bien souvent, dès le week-end suivant, ce qui est censé attendre pour maturer, devient le propos d’un repas entre amis. L’hôte offre son “fait maison” sans lui laisser le temps de prendre le « goût de la conserve ».

Car effectivement, peut-être au dessus de toutes les raisons de conserver que nous venons d’évoquer, mettre en conserve est un acte avant tout culinaire, et a pour fonction de donner à goûter une culture culinaire. Des cornichons au vinaigre ne sont pas juste conservés dans un liquide acide, tout le cortège d’épices utilisées et la qualité du liquide acide dans lequel ils sont trempés, sont aussi là, ou avant tout là, pour leur communiquer un goût. A propos du confit de canard, si le système de conservation vise, pour préserver la viande, à remplacer l’eau des tissus par de la graisse, ce processus communique un goût caractéristique dit « de confit à la préparation« . Et c’est le temps, et pas seulement la recette, qui crée ce goût. Tout comme les cornichons au vinaigre, qui ne sont bons à être dégustés qu’après au moins un mois de mise en conserve. 

Les conserves offrent toute une gamme gustative qui leur est propre et particulière. Fermenté, maturé, salé, ranci, confit, vinaigré, sucré, séché, donnent à goûter une part culturelle importante dans notre alimentation. A la fois originales, et riches de particularité, les conserves et leur goût marquent le tempo d’une nourriture toujours et d’abord bonne à penser avant d’être bonne à manger

Bibliographie sommaire

Sans chercher à être exhaustifs, il est très facile de dresser une liste de quelques derniers ouvrages parus, consacrés aux conserves. Créateurs de tendances et observateurs avisés des livres qui pourraient se vendre, les éditeurs spécialisés en cuisine nous ont offert ces derniers temps plusieurs titres, pratiques ou plus théoriques sur les conserves maison : 

A côté des grands classiques pratiques de Ginette Mathiot Je sais faire les conserves (1948) ou de Henriette Lasnet de Lanty Conserves familiales (1965), toujours disponibles, Ouest-France a fait paraître Je cultive, je cuisine, je conserve et Conserves, bocaux et confitures de nos grands-mères. Livres très classiques, ils font appel soit à la nécessité de conserver les légumes du jardin en surproduction, soit à l’éternelle référence de la grand-mère rêvée

Nous pouvons aussi trouver des traductions, en général d’ouvrages anglo-saxons, de livres parlant de conserves maison, et qui sont apparus récemment chez les éditeurs. Ils permettent d’aborder des préparations connues par l’intermédiaire des voyages ou d’une nouvelle cuisine de restaurant. Ainsi Larousse a fait paraître le Petit Manuel à l’usage de ceux qui vivent retirés du monde, livre censé vous permettre de fuir à la campagne et de satisfaire à tous vos besoins, tant en termes de chauffage, de jardinage, de petit élevage que de conserves. Une vie mode d’emploi, peut-être pas pour faire mais pour tout au moins rêver de ce retour à la campagne, que nous voyons surtout ensoleillé, et sans l’épizootie qui ravagera votre poulailler ou la grêle qui réduira à néant votre rang de pieds de tomates. 

Dans son Ni cru ni cuit, histoire et civilisation de l’aliment fermenté, paru chez Alma, c’est bien de systèmes de conservations dont nous parle Marie-Claire Frédéric. L’homme est culturel car il fermente ses aliments, repoussant leur consommation et les mettant en réserve. La fermentation étant un goût de la culture. Dommage que pour ce sujet passionnant, la méthodologie et l’analyse soient remplacées par une tendance à l’accumulation d’exemples. 

Hachette, en éditant un livre titré Le fermier gourmand, recettes secrètes, le bon goût des produits d’autrefois, dont l’édition originale est australienne, écrite par deux agriculteurs et un fromager tasmaniens, nous plonge dans la gestion culinaire des produits d’une ferme. Organisé par produit, ce livre permet à tout un chacun de gérer la surproduction inhérente à une ferme bien menée pour conserver sous de nombreuses techniques ce qui fera notre repas quotidien de «plus tard». 

Encore plus exotique, les éditions Picquier nous ont offert  un livre passionnant intitulé Japon, la cuisine à la ferme. Écrit par Nancy Singleton Hachisu, américaine mariée à un agriculture japonais, elle donne à découvrir sa vision de la cuisine populaire et paysanne japonaise qu’elle a appris de sa belle-mère. Certes des recettes, mais aussi de nombreux tours de main pour conserver les aliments. 

Pour conclure, La petite épicerie du fait-maison d’Estérelle Payany paru chez Solar, semble répondre tout autant à un imaginaire de recettes normalement trouvées en grande surface et là réalisées à la maison, et d’un certain goût de la conserve. Du yaourt à la sauce barbecue en passant par la confiture façon grand-mère, tout un univers évoquant un cheminement de la maison à l’industrie pour un retour en cuisine.